1. Exposition du calcul astronomique, par Jérôme Lalande (1762)

L’auteur et ses motivations

Fig.1 : Jérôme Lalande (1762) et l’Exposition du calcul astronomique. [Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3200480g ]

En 1762, Jérôme Lalande est un jeune astronome de l’Académie royale des sciences, âgé de 30 ans. Originaire de Bourg-en-Bresse, et formé à Paris par les astronomes Nicolas Delisle puis Pierre Charles Le Monnier, Jérôme Lalande a participé en 1751 aux observations simultanées de la Lune faites en parallèle par l’abbé Lacaille au Cap de Bonne-Espérance pour la détermination de la parallaxe horizontale de la Lune. Cette donnée est en effet essentielle pour la nouvelle navigation qui se dessine dans ces années et la nouvelle mécanique céleste post-newtonienne alors en plein développement. Envoyé à Berlin par l’Académie royale des sciences avec les recommandations de Le Monnier, Lalande se lie d’amitié avec la famille du mathématicien Leonhard Euler et les principaux savants de l’Académie berlinoise. À son retour, en trois mémoires sur la parallaxe de la Lune (1752, 1754 et 1756) lus à l’Académie royale des sciences de Paris, Lalande passe progressivement dans le clan académique représentant la nouvelle astronomie, celle qui anime l’abbé Lacaille et Alexis Clairaut (mais aussi Legentil de la Galaisière), clan prônant les méthodes géométriques de la nouvelle mécanique céleste. C’est la méthode du traitement des perturbations planétaires, que Clairaut, Euler et d’Alembert ont inventée – dans une désormais fameuse compétition intellectuelle – pour résoudre par approximations le problème des trois corps, analytiquement insoluble. Clairaut est en France le premier à avoir appliqué ses nouvelles méthodes au mouvement de la Lune en 1752 puis dans la publication des premières tables de la Lune en 1754, un an avant Tobias Mayer. Puis Clairaut mobilise Lalande et Nicole-Reine Lepaute (femme calculant pour son mari, l’horloger royal Lepaute ; tous deux sont des proches de Lalande) en 1757 pour appliquer sa méthode des perturbations au premier retour calculé d’une comète, celle dont l’astronome anglais Edmund Halley a prévu le retour pour la fin 1758 ou début 1759. On connaît le succès de cette entreprise : Clairaut, Lalande et Mme Lepaute prévoient le retour de la comète à son périhélie pour le mois de mai 1759, à un mois d’écart avec l’observation. Avec une meilleure connaissance des masses des planètes et de la prise en compte des perturbations orbitales causées par les planètes telluriques, cette prédiction descendra à trois semaines d’écart.

Lalande est donc associé au clan des astronomes et des mathématiciens qui montre à la face du Monde la validité de la théorie newtonienne de la gravitation et son pouvoir de prédiction des phénomènes célestesi.

Il est promu adjoint à l’Académie des sciences en décembre 1758 et l’Académie lui confie en même temps la rédaction de la CDT pour remplacer Giovanni-Domenico Maraldi (Maraldi II) promu pensionnaire. En 1761 il remplace son maître Delisle au Collège royal (le futur Collège de France) où il va former de futurs « coopérateurs » à ses éphémérides. Il est aussi Censeur royal et publie à ce titre des articles pour le Journal des sçavans, gazette très importante pour la circulation des nouveautés en matière de sciences dans la République des Lettres et des Lumières au XVIIIe siècleii.

Dès son arrivée à la tête de la CDT, Lalande envisage d’en faire une publication nouvelle et toute personnelle. C’est avec les volumes de la CDT de 1761 et 1762 que Lalande commence à forger l’éphéméride selon un nouveau plan qui va lui donner sa forme future et pratiquement perdurer jusqu’en 1970 sous de légères variantes. C’est en 1761 que Lalande envisage de calculer la CDT et de la livrer désormais avec 18 mois d’avance au moins. C’est aussi en 1762, que Lalande tente de modifier le titre de l’éphéméride, l’intitulant temporairement, Connoissance des Mouvemens Célestes.

Remarquons et rappelons que Lalande travaille beaucoup et vite puisqu’il réussit la prouesse de publier la même année, trois volumes de la CDT et son manuel : sous le titre de Connoissance des Mouvemens Célestes pour l’année 1762 en janvier [présenté au Journal des Sçavans (JdS par la suite), janvier 1762, 36-37] ; le volume de la CDT pour 1763 durant l’été ; l’Exposition du Calcul astronomique à la fin du mois d’août ou début septembre [JdS, septembre 1762, 619-623] et enfin, les éphémérides pour l’année 1764 en décembre [JdS, décembre 1762, vol. II, 868-871]iii, premier volume produit avec les 18 mois d’avance qui feront désormais « jurisprudence » en matière de publication des éphémérides. L’ouvrage Exposition du calcul astronomique est donc totalement contemporain des débuts de Lalande à la tête de la CDT et reflète ses motivations les plus profondes à réformer l’éphéméride et en refondre les contenus.

La lecture et l’étude approfondie de cet ouvrage par des astronomes, très peu de temps après sa publication, est attestée au moins deux fois et dans des conditions extrêmement importantes dans l’histoire de la navigation astronomiqueiv.

En premier lieu, cet ouvrage fait partie de la bibliothèque de bord embarquée par l’astronome royal anglais Nevil Maskelyne lors de ses traversées d’étude des distances lunaires en 1764 vers les îles de la Barbadev, avec les volumes de la CDT idoines. Lalande y fait la promotion de la méthode graphique de Lacaille pour la réduction des distances lunaires. Cette méthode avait été présentée et lue à l’Académie royale des sciences par Lacaille en 1759 mais elle ne sera publiée qu’en 1765 dans le volume de l’Histoire de l’Académie royale des sciences. Maskelyne, tout en y apprenant l’astronomie et les distances lunaires, se positionnera contre la méthode de Lacaille – en conservant toutefois son idée de l’almanach nautique avec des distances calculées de 3 heures en 3 heures –, pour développer ses propres principes qui lui permettront de donner une forme nouvelle à son Nautical Almanac publié à Londres pour la première fois en 1767.

En second lieu, c’est aussi un des ouvrages qui figure dans la bibliothèque de bord du jésuite portugais José Monteiro da Rocha, lors de son voyage de retour du Brésil vers son pays natal. Monteiro da Rocha se base sur l’Exposition, entre autres, pour la conception de son mémoire resté manuscrit et inéditvi, dans lequel il développe sa propre méthode et ses propres observations des distances lunaires, fortement influencées par les ouvrages de Lacaille et de Lalande. Devenu un personnage politique portugais influent, Monteiro da Rocha sera plus tard réformateur des études scientifiques à l’Université de Coïmbre et fondateur-directeur de son observatoire. Il sera responsable de la création d’éphémérides astronomiques de l’observatoire de l’Université de Coïmbra ; ces éphémérides seront publiées à partir de 1803, et calculées sur ses propres tables astronomiques issues du calcul des perturbationsvii.

Enfin, de nombreux articles de l’Exposition sont, pour Lalande, des ébauches ou des tremplins pour la somme astronomique moderne qu’il rédige alors, son Astronomie, publiée en 1764. Nombreuses sont aussi les notes sur les longitudes en mer ou la figure de la Terre qui, revues et complétées, seront insérées en « Additions » à la CDT.

Bref, la CDT est avec Lalande sur de nouveaux rails. Tous les éléments de la politique scientifique personnelle de Lalande et de l’évolution d’une grande partie de l’astronomie de la fin du XVIIIe siècle y sont inscrits.

 

Composition de l’ouvrage et contenus principaux

 

Le lecteur désireux d’en savoir encore davantage que le résumé que nous faisons, pourra consulter l’article original qui paraît dans le volume de l’Histoire de l’Académie royale des sciences pour l’année 1762, dans la partie histoire et disponible sur le site de l’Académie des sciencesviii.

L’ouvrage fait 290 pages environ et est muni de 3 planches seulement (reproduisant le châssis de la méthode graphique de Lacaille pour la détermination des longitudes en mer par les distances lunaires) et d’une carte de la Lune, sans doute celle qui est alors publiée dans la Connoissance des mouvemens célestes pour l’année 1762ix. Les différents sujets sont déclinés en 264 articles, plan qui sera désormais celui de son Astronomie à partir de 1764. D’ailleurs, Lalande le considère comme un compagnon indispensable aux éphémérides, car dans les volumes de la CDT 1764 et ultérieurs, il y fera des renvois fréquents.

Lalande nous donne ses motivations dans l’« Avertissement » : « Le Calcul astronomique depuis un certain nombre d’années, a presque changé de face […] ». Dans cet ouvrage, point de démonstrations : il s’agit d’un ouvrage de pratique du calcul. Lalande cite aussi ses sources : « Nous avons presque toujours indiqué les sources où le lecteur pourra trouver de quoi se satisfaire en fait de théories & de démonstrations. »

C’est un ouvrage que Lalande veut nouveau et pérenne : « Le livre de la Connoissance des Mouvemens Célestesx (ci-devant Connoissance des Temps) a exigé de nous un grand nombre d’explications que plusieurs personnes ont trouvé trop succinctes ; nous tâchons de les étendre dans cet ouvrage-ci, afin qu’il puisse servir de supplément perpétuel à un Livre qui change chaque année. »

L’Exposition n’est pas un cours ou un traité d’astronomie mais un ouvrage de pratique du calcul destiné à accompagner la CDT. Le lecteur est censé être familiarisé avec certaines données et définitions. En complément, Lalande insiste sur les nouveautés : le recours à la « Géométrie nouvelle » et au calcul intégral pour les inégalités produites par les attractions réciproques des planètes ; améliorations des tables astronomiques et notamment celles de Halley que Lalande a déjà commencé à réformer ; il introduit les nouvelles tables du Soleil de Lacaille construites sur les nouveaux principes des perturbations (1755). Enfin, l’astronome Lalande est déjà très impliqué dans la diffusion des nouvelles méthodes pour la navigation : aussi y traite-t’il des nouvelles méthodes pour la détermination des longitudes en mer, celles de Lacaille.

L’ouvrage balaye tout d’abord les points classiques des calculs et observations courants à faire tous les mois. Lalande commence par le temps en général et les calendriers.

Plusieurs pages sont consacrées au calcul trigonométrique et à l’emploi des « logarithmes logistiquesxi » avec des exemples de disposition des calculs pour en faciliter l’application, comme autant d’algorithmes dédiés aux problèmes particuliers de l’astronomiexii :

 

Fig.2 : Les logarithmes logistiques en astronomie. (Le Monnier, 1846, Institutions astronomiques, 626)

 

Lalande se fait l’écho des débats qui existent sur la valeur de l’obliquité de l’écliptique et de celle de la nutation. Tout comme la table des réfractions dont Lalande redonne l’histoire depuis Cassini jusqu’à Lacaille.

Les éclipses des satellites de Jupiter occupent une dizaine de pages (73-84) avec un historique – désormais la marque de Lalande – des tables de Cassini aux tables de Wargentin.

Les calculs et méthodes autour de la Lune occupent plus de 35 pages (132-168) : parallaxe, passages au méridien, éclipses, emploi de l’héliomètre de Bouguer pour la détermination du diamètre de la Lune lors des observations, figure de la Lune et libration à l’aide des « taches » (carte de la Lune).

Suit la partie « de l’observation des longitudes en mer » (168-190) où Lalande assure la promotion de la méthode graphique de Lacaille et l’emploi des distances lunaires en mer. La construction du châssis graphique de Lacaille est proposée et assortie d’exemples de calculs de distances lunaires. Le dossier comporte aussi des considérations sur les instruments à utiliser à la mer et Lalande donne toutes les tables nécessaires (réfractions, parallaxe de la Lune et élévation de l’observateur sur la mer, autant de corrections à apporter aux observations)xiii.

« L’Histoire de la figure de la Terre » et des déterminations de méridiens occupent les pages 191 à 206 et serviront de canevas de base aux « Additions » que Lalande insèrera désormais dans la CDT à partir de 1762.

Le mémoire « Des variations de la boussole ou de la déclinaison de l’aiguille aimantée » est extrêmement important puisque Lalande démontre que les irrégularités observées dans cette déclinaison met à mal l’idée très répandue alors dans la navigation ordinaire que cette variation est constante, et « qu’on a peine à les concilier avec l’idée d’une loi générale et uniforme » (212)xiv.

Diverses tables occupent les pages 217 à 280, dont les tables du Soleil de Lacaille (établies avec la méthode des perturbations de Clairaut) (217-230) ; une table de « la différence des méridiens en heures & degrés entre l’Observatoire royal de Paris & différens lieux de la Terre… » (231-236), table des arcs semi-diurnes, utiles pour la navigationxv ; les inégalités de Vénus, les satellites de Jupiter, tables des coordonnées de 127 étoiles brillantes ; variations ou déclinaisons de la boussole ; diamètre horizontal de la Lune et corrections par les « parties proportionnelles », parallaxe et aplatissement de la Terre ; table de constantes dans le calcul astronomique et dimensions des planètes et des orbites.

Les « tables des angles parallactiques […] pour la latitude de Paris » et la correction de ces angles en fonction de l’aplatissement de la Terre, sont de Nicole-Reine Lepaute.

On le voit, la nouvelle mécanique céleste (avec calculs et tables des perturbations) est présente et ce sont les tables du Soleil de Lacaillexvi qui sont mises en lumière dans l’Exposition du calcul astronomique. C’est donc bien davantage qu’un livre de calculs astronomiques ; Lalande fait aussi dans cet ouvrage l’histoire de l’astronomie en train de se faire, il conduit une mise à jour des données, des idées et des nouveaux instruments de l’astronomie (comme l’héliomètre de Bouguer par exemple)xvii, comme il a commencé à le faire dans la CDT et la Connoissance des mouvemens célestes (1762-1766).

L’Exposition du calcul astronomique est donc conçue par Lalande, comme le complément indispensable à la Connaissance des Temps ouvrage qui désormais prend davantage en compte l’éducation savante des navigateurs.

Le prix de vente n’est pas connu mais ne doit pas différer de celui de la Connaissance des temps qui est d’environ 3 livres tournoi dans les années 1760-1780. Ce qui en fait un ouvrage relativement cher pour les marins des ports français.

 

i. Guy Boistel, 2001/2003, Thèse, L’astronomie nautique au XVIIIe siècle en France : tables de la Lune et longitudes en mer, Université de Nantes, parties I et II notamment. Lien HALSHS : Boistel_Thèse_PDF_HAL SHS ; G. Boistel, J. Lamy, C. Le Lay (éds.), 2010, Jérôme Lalande (1732-1807). Une trajectoire scientifique, Rennes, PUR.

ii. Voir la notice de ce journal savant dans le Dictionnaire des Journaux en ligne (J. Sgard, dir.). URL : http://dictionnaire-journaux.gazettes18e.fr/journal/0710-journal-des-savants. Voir aussi les « Expositions » sur ce site https://cdt.imcce.fr/ ; Page : https://cdt.imcce.fr/exhibits/show/introduction----l---histoire-d par exemple.

iii. Lien Gallica pour le Journal des sçavans: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343488023/date. Accès par année.

iv. L’Académie de Marine de Brest en reçoit cinq exemplaires brochés à la fin de l’année 1762.

v. Nevil Maskelyne, « Log book of voyage to Barbados, 1761-1764, RGO/4-321. Cambridge University Digital Library : https://cudl.lib.cam.ac.uk/view/MS-RGO-00004-00321.

vi. ‘Methodo de achar a longitude geografica no mar y na terra pelas observaçoens y calculos da Lua para uso da navegação Portuguesa’, Lisboa, Biblioteca Nacional de Portugal, Colecção Pombalina, Ms.511.

vii. Voir les études sur José Monteiro da Rocha par Fernando B. Figueiredo, bibliographie. Voir Figueiredo F. & Boistel G., « Monteiro da Rocha and the international debate in the 1760s on astronomical methods to find the longitude at sea: his proposals and criticisms to Lacaille’s lunar distances method », 2020, étude à paraître.

viii. URL : https://www.academie-sciences.fr/fr/ ; page histoire puis notes biographiques (consultée le 20 avril 2019 avec capture du PDF). Pour Lalande : https://www.academie-sciences.fr/pdf/dossiers/Lalande/Lalande_oeuvre.htm .

ix. C’est aussi la carte de la Lune qui est publiée dans les planches de l’Encyclopédie, avec une terminologie empruntée à l’astronome Riccioli (communication privée de Colette Le Lay). Voir l’article Lune sur le site du projet ENCCRE : http://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v9-2074-0/.

x. Voir G. Boistel, 2001/2003, Thèse, op. cit., partie II, pour le changement de titre temporaire imposé par Lalande, de CDT en Connoissance des mouvemens célestes pour les volumes de 1762 à 1766.

xi. Pages 52 à 55 sans explicitement parler de logarithme logistique, que Lalande emploiera par la suite dans son Astronomie. Lalande, 1771, Astronomie, tome III, art. 3914 et 3915 (logarithmes) : logistique se rapporte à algèbre. Le logarithme logistique est introduit dans le calcul des tables astronomiques par l’anglais Thomas Streete pour les Tables Carolines.

xii. P. C. Le Monnier, 1746, Institutions Astronomiques ou Leçons élémentaires d’astronomie […], Paris, 626. URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5749994r.

xiii. Guy Boistel, 2001/2003, Thèse, op. cit., partie III.

xiv. Voir Restif, Manonmani, « Boussoles, variation et longitude au XVIIIe siècle », Bull. Soc. D’Hist. Arch. De Bretagne, 2007, 221-238. URL : Restif_2007_BSHAB_Variation magnetique_PDF. Voir aussi : Radelet-de-Grave, Patricia, 2002, « Les mathématiques au secours d’une résolution magnétique de la longitude », in V. Jullien (dir.), Le calcul des longitudes […], Rennes, PUR, 203-234.

xv. Voir G. Boistel, 2001/2003, Thèse, op. cit., partie IV.

xvi. Voir Curtis Wilson, 1980, « Perturbations and Solar Tables from Lacaille to Delambre : the rapprochement of Observation and Theory. Part I. », Archives for History of Exact Sciences, vol. 22, 54-188.

xvii. Danielle Fauque, 1983, « Les origines de l'héliomètre », Revue d'histoire des sciences, 36/2, 153-171.